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Le projet: la base parallèle de traduction Qu.It. (Québec-Italie)

1. Les critères de constitution: les sources

La base parallèle de traductions QU-IT reprend le travail documentaire de l’Équipe du Trésor de la Langue Française au Québec(1), dont l’activité pluriannuelle de recherche scientifique de très haute qualité a abouti à la réalisation de différentes ressources lexicales, lexicographiques et textuelles, sur support papier et électronique(2). Parmi ces fonds documentaires, le Fichier Lexical constitue la source de référence pour la partie française de notre base.

Il s’agit d’un immense corpus de citations qui s’est construit entre 1975 et 1990 en vue du Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ). Il a été rassemblé à partir du dépouillement de diverses sources (récits anciens, documents d\'archives, documents administratifs, journaux et magazines, littérature et textes de création, etc.), et contient plus de 1.200.000 fiches manuscrites comportant chacune un ou plusieurs exemples d\'emploi d\'un mot depuis les voyages de Cartier jusqu\'à nos jours.

Dès la fin des années 1990, le fichier de départ a été importé progressivement dans une base informatisée consultable en ligne, qui est par ailleurs alimentée également par des dépouillements constants de textes récents. À la fin de février 2010, le fichier numérisé comptait 400 000 fiches(3). La numérisation du Fichier lexical du TLFQ a également rendu possible l’accès de l\'ensemble de cette documentation à des chercheurs étrangers, ainsi qu\'à « tous ceux qui s\'intéressent au vocabulaire québécois de jadis et d\'aujourd\'hui et à l\'histoire de la langue française » (TLFQ 2011).

Au cours de nos séjours de recherche à l’Université Laval, nous avons, dans un premier temps, extrait du Fichier lexical numérisé un sous-corpus exclusivement littéraire, représentatif du français québécois dans la littérature du XVI siècle au XX siècle (LQU Littérature Québécoise). Puis,  nous avons subdivisé ce premier sous-corpus en un autre sous-corpus plus petit regroupant les seules citations littéraires québécoises ayant déjà fait l\'objet d\'une traduction italienne (LQU-IT Littérature Québécoise traduite en italien).

C\'est à l\'aide du document Traduzioni italiane di opere canadesi francophone, réalisé par le CISQ (De Vaucher / Minelle 2011) que nous avons pu obtenir la liste des traductions italiennes existantes de la littérature québécoise. Ce fichier, téléchargeable en ligne sur le site-web du centre(4), est exhaustif et mis à jour annuellement. Il présente environ une centaine d’ouvrages traduits, dont « les choix sont très représentatifs du Québec d’aujourd’hui […] [et] vont en tout cas bien au-delà des mythes et stéréotypes habituels liés au Québec et aux Québécois » (Jolicoeur 2010 : 311).

Dans la mesure où tous les ouvrages québécois traduits en italien n’ont pas fait l’objet d’un dépouillement exhaustif de la part du TLFQ, surtout pour les ouvrages les plus récents(5), la liste des œuvres retenues se limite à 26 romans, 6 pièces de théâtre, 12 recueils de poésie (voir Corpus), à laquelle nous avons ajoutés d’autres ouvrages absents du Fichier Lexical qui ont été traduits récemment (ex. Barcelo). On relève au total plus de 6 000 citations québécoises, dont certaines apparaissent deux ou plusieurs fois parce qu\'elles permettent d\'attester plusieurs québécismes à la fois. Même si le corpus reste encore limité pour l\'instant, il constitue néanmoins un bon échantillon pour réaliser un premier travail d\'évaluation. La base est cependant destinée à s’enrichir de plus en plus au fur et à mesure que de nouveaux dépouillements d’ouvrages québécois seront effectués et que de nouvelles traductions italiennes de la littérature québécoise paraîtront.

Les données en français extraites du sous-corpus LQU-IT du Fichier Lexical ont été enregistrées dans une base de données relationnelle Access de Microsoft®. L’entrée des traductions italiennes des seules citations québécoises est faite manuellement. L’utilisation de Access a permis initialement de réaliser une interface utilisateur assez souple pour l’enregistrement des données (stade préalable) en vue d’être convertie par la suite en une base de données hypertextuelle aujourd’hui consultable en ligne. Cette base numérique a l’avantage d’être évolutive, en ce sens qu’elle est alimentée régulièrement et peut être modifiée et mise à jour. L’autre avantage de cette méthode de collecte consiste dans le fait que l’exploitation des seules citations littéraires attestant l’emploi de variantes québécoises nous a permis d’éviter les problèmes des droits d’auteurs qui se posent habituellement pour la constitution d’un corpus parallèle aligné littéraire.

2. Les critères d’interrogation: les différents modes de recherche

La base parallèle de traductions QU-IT est composée de six petites bases reliées entre elles, contenant : 1. les Citations québécoises, 2. les Traductions italiennes des Citations québécoises, 3. les Références des auteurs québécois, 4. les Références des traducteurs italiens, 5. les Références des œuvres québécoises, 6. les Références des œuvres italiennes. Cette organisation des données permet d’effectuer différentes recherches:

La recherche simple, à partir de la forme lemmatisée du mot présent dans la citation québécoise, permet d’afficher toutes les citations québécoises où l’entrée figure, suivies de leurs traductions italiennes (ex. «niaiseux»). La recherche simple permet également de retrouver dans les citations québécoises les variantes graphiques d’une entrée. Par exemple, à partir de l’entrée «baloné», il est possible de remonter à des citations littéraires qui présentent la variante «béloné».

La recherche avancée consent d’associer plusieurs critères et d’obtenir des informations ciblées. On peut par exemple analyser les traductions des québécismes présents à l’intérieur d’un seul ouvrage. Il est aussi possible de faire une requête à partir du nom du traducteur italien et de savoir comment tel traducteur donné (par exemple particulièrement réputé) a abordé une difficulté de traduction. De plus, il est facile de comparer les choix effectués dans différentes éditions italiennes du même ouvrage (c’est le cas de Maria Chapdelaine de Louis Hémon et d’Agaguk d’Yves Thériault, qui présentent des variantes de traduction d’une édition à l’autre). Dans le cadre du même ouvrage traduit, différents cas de figure peuvent être repérés pour transposer en italien le lexème en question. Loin d\'être des méprises, cela indique que c’est le contexte qui gouverne la signification et influence de la sorte les choix du traducteur. La base atteste notamment différentes options de traduction (ex. «babiche»).

3. Applications: la base d’analyse intralinguistique et contrastive

On vient de voir que la base QU-IT donne accès à une vaste gamme de propositions de traduction des variantes diatopiques présentes dans la littérature québécoise. Cependant, la seule observation de différentes options de traduction n’est pas suffisante pour résoudre les problèmes du traducteur. Sur quelle base le traducteur ou le lexicographe bilingue choisirait-il le traduisant le plus approprié? Peut-il s\'appuyer sur des bases statistiques, en optant pour le traduisant le plus fréquent dans la base parallèle? Cette solution serait bien risquée.

L’exemple «babiche» démontre que l’équivalent traductionnel erroné de babiche («faccia»), attesté dans le dictionnaire bilingue DIF-Paravia (2007), aurait pu être évité en consultant la base parallèle de traductions. Néanmoins, sa consultation fournit des propositions de traduction qui constituent des suggestions plausibles, mais toujours relatives à un contexte donné. Il n’existe presque jamais une seule solution de traduction, plusieurs étant possibles selon différentes variables: le contexte dans lequel le mot est employé, l’effet recherché par l’auteur, le public cible, l’intention du traducteur, etc.

De la sorte, pour le choix du traduisant approprié le traducteur doit tenir compte de tous ces facteurs. Sa démarche devra s\'appuyer à la fois sur une analyse intralinguistique attentive du mot en question (de son signifié dénotatif, connotatif et contextuel) et sur une analyse contrastive également approfondie des possibilités offertes par la langue d’arrivée. La base QU-IT est à même de répondre à ces deux tâches et servir ainsi de plateforme de travail pour le traducteur, le lexicographe bilingue et pour tout autre analyste intéressé à la transposition d’une langue-culture dans une autre.

3.1 L’analyse intralinguistique

La base parallèle QU-IT peut aussi être utilisée comme plateforme d’analyse des québécismes attestés dans le corpus. Elle contient des formulaires de saisie qui permettent d’accompagner chaque entrée d’une description intralinguistique détaillée.

Tout d’abord, chaque entrée peut être classée par type de québécisme. Nous avons retenu le classement des variantes topolectales du lexique français fondé sur le signe linguistique proposée par Poirier (1995), une représentation abstraite qui aide à cerner la variété et la complexité de ce que l’on désigne de façon simplifiée par le terme de « québécisme ». Le mérite du classement fondé sur le signe linguistique de Poirier est de combiner les dimensions synchronique et historique. Ce classement établit «une distinction nette entre le jugement synchronique sur la nature de la différence par rapport au FrR (approche différentielle) et le jugement sur la provenance (approche historique), ceci afin d’assurer la cohérence de l’ensemble» (Poirier 1995 : 31).

Notamment, si l’on situe une variante lexicale du français québécois sur l’axe différentiel, on pourra comprendre en quoi elle est originale par rapport au FrR (Français de Référence), en distinguant les catégories suivantes : québécisme lexématique, sémantique, grammatical, phraséologique et de statut (Poirier 1995 : 32-36). En situant le même québécisme sur l’axe historique, on pourra savoir d’où provient cet emploi. Dans le cas du français québécois, les emplois peuvent être rattachés à l’une des catégories suivantes : archaïsme, dialectalisme, amérindianisme, anglicisme, innovation (Poirier 1995 : 36-37).

Le fait que chacun des québécismes attestés dans les citations québécoises soit classé dans la base parallèle (un menu déroulant en propose les différentes catégories) permettra par la suite de faire des évaluations concernant les éventuels types d’erreur relevés. Quelles catégories de québécismes présentent plus de fautes de traduction? On pourra envisager de les classer ultérieurement selon leur degré de difficulté.

Les données analysées jusqu’à présent montrent en effet que les québécismes sémantiques (les mots existent en FrR, mais avec un ou d’autres sens) causent la plupart des erreurs. Cela est dû sans aucun doute au fait que jusqu’à il y a quelques années les traducteurs et les lexicographes bilingues ne disposaient pas facilement de dictionnaires différentiels québécois.

En ce sens, la base QU-IT est censée fournir une aide précieuse à l’analyste. Un autre formulaire relié au mot-entrée et aux informations sur sa nature lui permet d’analyser chaque lexie à partir de la consultation de différentes ressources lexicologiques et lexicographiques québécoises. Les ressources que nous avons retenues sont, pour les versions papier, les dictionnaires DFP, DUF et DQA, pour les versions électroniques, la BDLP-Québec et l’USITO. Pour un utilisateur étranger non-francophone, pourvu qu’il soit informé de leurs différences structurelles et programmatiques, la consultation de diverses ressources monolingues, complémentaires entre elles, s’avère fondamentale.

Le premier dictionnaire québécois (DFP) constitue une référence incontournable, en tant que premier dictionnaire usuel du français qui a enregistré et traité des québécismes «sans les marquer comme des façons insolites de parler» (Poirier 2008 : 117). Le Dictionnaire Universel Francophone (DUF), publié presque dix ans après le DFP, est dans certains cas plus exhaustif que le précédent, dans la mesure où la liste augmentée des entrées et des acceptions québécoises a été fournie par Poirier lui-même qui en était le rédacteur principal. Enfin, le DQA s’avère très utile surtout pour des utilisateurs non québécois (des francophones d’autres pays ou des étrangers non-francophones) parce qu’il consigne la description d’un assez grand nombre de mots de registre familier et populaire en usage au Québec, absents des autres ressources(6).

Parmi les ressources électroniques, la BDLP-Québec est incontournable pour l’analyse approfondie d’un mot donné. Il s\'agit d’un dictionnaire de type différentiel qui, couvrant une nomenclature plus réduite, envisage «un traitement plus riche et plus nuancé des unités retenues» (Mercier 2005 : 209) et met en place un véritable dialogue entre les données linguistiques et les données encyclopédiques (Mercier 2005).  Dernier paru, le dictionnaire USITO (2011), le premier dictionnaire entièrement conçu en fonction d’un environnement informatique, fait passer de l’approche différentielle à l’approche globale. L’atout de ce dictionnaire est d’indiquer par des marques et des indicateurs géographiques les usages spécifiques du Québec et de la France, ce qui permet d\'établir des correspondances entre les usages respectifs.

Tandis que l’entrée des articles tirées des ressources papier est actuellement faite manuellement dans la base QU-IT, il est prévu d’établir un lien informatique avec les deux ressources consultables gratuitement en ligne. Se trouveraient ainsi réunis un corpus parallèle de traductions littéraires et deux ressources lexicographiques complémentaires de toute première référence. Comprendre en profondeur les particularités du français en usage au Québec serait de la sorte plus aisé et rapide en surfant sur Internet et en passant du corpus parallèle à la fiche BDLP et / ou à l’article du FVQ. Dans un avenir que nous souhaitons assez proche, la base QU-IT fonctionnerait de la sorte comme une véritable mémoire documentaire hypertextuelle.

3.2 L’analyse contrastive

L’analyse intralinguistique n’est pas une fin en soi dans la base QU-IT, mais constitue la phase préliminaire au contrôle et à l’évaluation de la qualité des traductions italiennes des québécismes examinés. L’analyse contrastive, qui est la deuxième étape de la démarche du traducteur et du lexicographe bilingue, sert à contrôler l’équivalence d\'abord sémantique, éventuellement stylistique, de même que la conformité au panorama social et culturel de la langue-culture que l’on doit traduire. Autrement dit la transposition des mots (des québécismes en italien) doit aller de pair avec une transposition de ses mondes.

À ce stade, la consultation des dictionnaires québécois est complétée par l’interrogation d’un ou plusieurs dictionnaires de la langue italienne qui permettent de vérifier ces équivalences. Nous avons choisi le dictionnaire Devoto-Oli, parce qu’il donne une large place, en particulier à partir de l’édition 2009, à la description de la variété diatopique interne à la langue italienne(7). Le Sabatini-Coletti est un autre dictionnaire de renom dans la tradition lexicographique italienne, consultable gratuitement en ligne sur le site web d’un célèbre quotidien(8).

L’interface contient un autre formulaire, relié au précédent, où il est possible d’enregistrer les descriptions lexicographiques italiennes et de proposer, si nécessaire une correction, du traduisant attesté dans la base parallèle.

L’analyse contrastive menée dans les ouvrages contenus dans la base Qu.It. révèle de nombreuses erreurs en ce qui a trait à l’équivalence sémantique et stylistique. Parfois des erreurs de décodification du sens peuvent avoir des conséquences plus graves et engendrer d’importantes pertes connotatives: à titre d’exemple, nous ne mentionnons que le cas de la traduction de l’expression «l’écraser comme une coquerelle» dans le roman d’Anne Hébert déjà cité. Le québécisme sémantique « coquerelle » n’a pas été compris par le traducteur qui lui a associé encore une fois le sens du FrR de « avellana », relevant du domaine du blason, et l’a transposé en italien par «Potrei schiacciarlo come una nocciola » (noisette), produisant ainsi une traduction non idiomatique en italien et la perte de la connotation péjorative du mot «coquerelle» (blatte en FrR).

On relève en général une méconnaissance de la part des traducteurs de la variation de la langue française sur le sol québécois, ainsi que de la culture et de la société québécoises. Ceci est particulièrement évident dans le cas des désignations de la faune et de la flore au Québec. Outre les exemples de «chevreuil» et d’«orignal» déjà vus, on signale comme autre exemple le traitement du mot «mouche» dans l’ouvrage de Gaétan Soucy (9), qui est traduit en italien par «mosca» (mouche en FrR), alors que dans les contextes analysées le mot se rapporte clairement à «moustique» au sens québécois.

Dans les traductions analysées on relève également la neutralisation de la variation diastratique et diaphasique au sein de la variation diatopique, étant donné que « les diatopismes peuvent appartenir à n’importe quel niveau de langue (soutenue ou relâchée), voire au vocabulaire institutionnel et officiel (statalismes), et participent de plein droit à la configuration de la langue standard » (Glessgen / Thibault 2005: VIII). L’effacement des registres familiers et populaires ne s’explique pas seulement par l’ignorance de la part des traducteurs de l’emploi des registres au Québec, mais relève plutôt d\'une attitude qui touche aussi la traduction du français de France et qui s\'observe généralement dans les dictionnaires bilingues.

Nos analyses rejoignent ainsi les observations faites par Jolicoeur, qui a déjà observé dans les traductions italiennes des œuvres littéraires québécoises: «une qualité sans équivoque dans l’art de traduire, mais également une certaine hésitation de la part des traducteurs. Hésitation liée parfois à une mauvaise compréhension  de certaines particularités linguistiques du français québécois, ou simplement causée par la distance géographique – et culturelle – entre le Québec et l’Europe » […] ce qui fait que sans audace, et donc sans appropriation de l’œuvre, les textes demeurent souvent plus froids» (Jolicoeur, 2010 : 312).

Cependant, même si certaines traductions restituent une image faussée des mots et des mondes de l’univers québécois, d’excellentes traductions des ouvrages littéraires québécois sont attestées. C’est donc aussi le patrimoine du savoir-faire des traducteurs que la base QU-IT offre à ses utilisateurs.

1 Le TLFQ a été dirigé par Claude Poirier de 1983 à 2011 et, depuis septembre 2011, Aline Francoeur a pris sa relève.

2 La Base de Données Lexicographiques Panfrancophone-Québec (BDLP-Québec), le Fichier Lexical (FL), l’Index Lexicologique Québécois (ILQ) et la base Québétext. Pour plus d’information, voir le site-web du TLFQ

3 Pour plus d’informations sur le contenu du Fichier Lexical papier et numérisé, voir le site web du TLFQ, consulté le 10 décembre 2011.

4 CISQ - Centro Interuniversitario di Studi Quebecchesi

5 Bien que Les gens fidèles ne font pas les nouvelles de N.Bismuth (Boréal, 2009) soit présent.

6 Notamment, on a bénécié d’une aide considérable dans l’analyse de la pièce Les belles-sœurs de Michel Tremblay, écrite en joual, et du recueil de nouvelles Les gens fidèles ne font pas les nouvelles de Nadine Bismuth, qui présente beaucoup de québécismes familiers contemporains.

7 Cette édition a introduit un grand nombre de régionalismes italiens.

8 Il Sabatini Coletti dizionario della lingua italiana

9 Soucy, G., La petite fille qui aimait trop les allumettes, Montréal, Boréal, 1998.

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